Acheter, acheter, acheter! Vendre, vendre, vendre! L’univers hautement dramatique de la vente en consignation virtuelle.
Glamour, grunge et @TrustFundGoth
- Texte: Hazel Cills
- Illustrations: Sierra Datri

La bulle est une structure fragile: qu’elle remonte à la surface par ébullition ou soit soufflée d’une mince baguette trempée dans le savon bon marché, un plaisir des plus purs nous vient de l’impulsion extrêmement satisfaisante de la voir éclater. Plus grosse est la bulle, plus délectable est sa destruction.
Au-delà du physique et du littéral, une bulle est une sensibilité surgonflée devenue concrète au péril de ceux qui croient en elle; à l'instar de la vraie bulle, observer le monde à travers ses parois déforme ce que l'on aperçoit de l’autre côté.
Les bulles, toutefois, peuvent aussi protéger ce qui se trouve à l’intérieur: de petits amas de groupes et de cliques, d’équipes et de communautés, se chevauchant souvent pour devenir une force plus importante, réunissant et joignant leurs efforts pour préserver ce qui les rend spéciaux.
Nous sommes en septembre, un mois qui nous réintroduit généralement à la notion du temps. Un mois qui nous porte à réfléchir aux petits systèmes qui organisent notre monde, à la manière dont on choisit et rejoint ces groupes, aux bulles qui existent au-dessus, autour, au cœur de nous-mêmes et des autres. Délicats et distincts, les récits de cette semaine traitent tous des définitions en constante expansion de qui nous sommes, et de ce qui nous rassemble.
Il existe un récit derrière chaque cardigan perlé ou très convoitée robe de bal Gunne Sax fifties, bien entretenus et réinventés à la sauce #cottagecore moderne, mais sur la plupart des sites de consignation, les acheteurs n’ont pas l'occasion de l’entendre. L'un des attraits de la recherche de vêtements vintage est le fantasme d'absorber l’ancienne vie d'un vêtement, mais la plupart des boutiques spécialisées dans le vintage sont enclines à effacer toute trace de ses anciens propriétaires. À la boutique de consignation de luxe The RealReal, toute indication que quelqu'un d'autre a possédé une robe durant des décennies est réduite à néant; les vêtements griffés sont photographiés par des professionnels sur des mannequins d'un blanc éclatant dignes de n'importe quel grand magasin. Etsy et Ebay, autrefois la Mecque des trouvailles de friperies, privilégient un modèle de vente simple.
Pendant ce temps, sur Depop, les vêtements à vendre sont souvent directement attachés aux filles les exorcisant de leurs garde-robes personnelles. Le profil de @trustfundgoth sur Depop, l'application de revente de vêtements préférée de la génération Z, regorge de perles de haute couture dignes d'un musée: ensembles Aya Takano x Issey Miyake de sa collection automne 2004, mini-robes Jean Paul Gaultier, tenues mod Pierre Cardin en parfait état . «À mon arrivée à New York, je voulais voir combien de temps il me faudrait pour être bannie de Tinder, commence une annonce de bottes Vivienne Westwood à 1600$. Je voulais être bannie de Tinder, alors j'ai vendu des photos de pieds pendant environ deux semaines, citant sur l'application mon emploi en tant que ‘mannequin de pieds’ et mon employeur en tant que ‘Venmo’».

Dans les légendes de ses photos éclairées au flash, avec pour seul décor son appartement en désordre, @trustfundgoth, une petite brunette à l'air maussade, partage des détails chaotiques de sa vie avec ses 13 000 abonnés Depop. «J'ai l'impression d'avoir gaspillé des SEMAINES à envoyer des conneries par SMS à ce mec lambda que je comptais éventuellement copier-coller ici pour les utiliser comme légendes, mais nooooooooon il a fallu que je supprime accidentellement l’entièreté de l’historique de textos», écrit-elle en guise de fiche pour un haut Alexander McQueen à 650$. Une jupe Hussein Chalayan à 800$ vient, pour sa part, avec la nouvelle que sa mère est atteinte de la Covid-19 («Au minimum, tu paraîtrais mieux que ma mère, cette sweaty ass b***** devrait se laver avant de m'appeler pcq elle ‘trouve le temps long’», écrit-elle) et une annonce pour une robe Balenciaga précise que «c'est un peu effrayant de prendre des photos ici, parce que quelqu'un a genre potentiellement été assassiné dans mon immeuble genre... un homme adulte qui s’est retrouvé au fond de la chute à ordures dans un état critique, et je veux pas dire que c'était parce qu'il prenait des selfies.»
Les descriptions dramatiques, les photos improvisées et le troublant mystère entourant la façon dont une étudiante de 21 ans a pu amasser une collection de vêtements vintage valant des dizaines de milliers de dollars, font du compte de @trustfundgoth un genre de blog personnel comme on n’en voit plus. Chaque fois que @trustfundgoth s’interrompt mi-description pour révéler que sa mère l’a sommée de «ne pas sortir avec des gars s'ils ont l’air fragiles» parce que «ce serait préférable pour mon GPA si personne ne se tue à cause de moi», je me remémore un internet plus bordélique et confessionnel, où les filles présumaient que personne ne lisait leurs divagations rustaudes sur leurs ex-petits amis et les chaussures abîmées dont elles n’arrivaient tout simplement pas à se défaire. Véritable journal intime juvénile, niché dans les descriptions d'un compte Depop, la page rappelle cet internet du passé consacré à la microcélébrité lustrée et sans inspiration. Chacune de ses fantastiques publications laisse ses lecteurs sur leur faim, comme si la description de chaque élément était un nouvel épisode de l'émission télévisée qu’est l’existence privilégiée de Kol, son chaos mis en évidence pour attirer le plus grand nombre de téléspectateurs possibles. Alors qu’elle relate son quotidien avec cynisme, admettant qu'elle ne sait pas si sa femme de chambre a démissionné ou non, se plaignant que ses parents ne lui donnent pas assez d'argent dans la description d’un t-shirt John Galliano, la page de @trustfundgoth est comme un épisode de Gossip Girl en format blogue, campé dans un univers où Blair Waldorf aurait troqué Oscar de la Renta pour Jacquemus.
Faire défiler leur profil est une intime révélation de leur garde-robe, un périple au cœur de leur style personnel, d’hier à aujourd’hui, construit vêtement par vêtement.
En réalité, @trustfundgoth est Mika Kol, une étudiante en commerce vivant dans le district financier de New York qui a déjà parlé de la manière dont elle a développé sa collection de pièces vintage alors qu’elle était vendeuse dans une boutique de Houston. Ses histoires de vente de photos de pieds et de coups de pied au visage de son ex sur Depop sont peut-être une version embellie de sa vie, mais elles demeurent néanmoins captivantes. Même la mini-jupe la plus ennuyeuse devient soudainement séduisante lorsque Kol a une histoire à raconter sur les circonstances dans lesquelles elle l’a portée. Ses descriptions et photos déjantées ne rendront peut-être pas les vêtements les plus excentriques plus faciles à porter pour l'acheteur moyen (une veste de complet Dolce & Gabbana, ce n’est pas pour tout le monde), mais ses publications ont quelque chose de désamorçant. Les vêtements griffés, souvent présentés à côté de photos d’eux sur la passerelle, deviennent beaucoup moins intimidants lorsque froissés par terre dans le couloir d'un immeuble. «N’arrives-tu pas à imaginer cette Vivienne Westwood lancée négligemment sur le sol de ton appartement sale?» semblent demander les descriptions.
Les vêtements sur Depop performent de manière optimale avec une bonne image de marque, comme lorsque les vendeurs présentent ce qui est clairement un t-shirt pour enfants provenant d’une friperie de banlieue comme étant un «Y2K baby tee». Mais la plupart des comptes brossent le portrait de femmes comme @trustfundgoth, qui vendent leur propre garde-robe chargée d'histoire. Faire défiler leur profil est une intime révélation de leur garde-robe, un périple au cœur de leur style personnel, d’hier à d’aujourd’hui, construit vêtement par vêtement. L’identité d’une vendeuse se dégage de son style: gothique de prairie, obsédée du streetwear japonais culte. «Devrais-je vraiment vendre ça?» est une phrase qu’on retrouve fréquemment dans les descriptions. Alors qu’une vendeuse sur Etsy spécialisée dans les robes vintage prendra grand soin de lister les mesures et de signaler les petites taches, les vendeurs Depop oublient souvent ces détails. Le tour de taille exact d’une robe ne semble pas avoir autant d’importance que de souligner qu’il s’agit de l’un des «favoris personnels» de la vendeuse. La question n’est pas seulement que @trustfundgoth vend une pièce de yard666sale, mais bien qu’elle la portait agencée avec «des gants tabi de longueur opéra, des Buffalo London et une robe bicolore des années ‘70 en santana pour se faire b**ser». Une robe Vivienne Tam, issue de la collection de 1995 de la designer, qui comprenait des robes en maille imprimées avec les peintures caricaturales de Mao Zedong par l'artiste Zhang Hontu, est représentée posée sur un fond de moquette d'entreprise, son prix de 2500$ apparemment sans importance vu la piètre qualité des photos. «Genre ok??? C’est pas pcq je ne vis plus à Wall Street que je suis chez moi ici!, poursuit la description. Très clairement capitaliste!»

Le compte Depop de @trustfundgoth recrée l’ambiance des blogues de mode du début des années 2000, une ère où des inconnus sans lien avec l'industrie de la mode partageaient en ligne des photos imparfaites de leurs tenues du quotidien. Les photos au retardateur et autres selfies dans le miroir de leurs trouvailles de la friperie, partagées sur des plateformes désormais rouillées comme Livejournal et Blogspot, étaient souvent accompagnées de descriptions amusantes et intimistes. On découvrait la vie d'une blogueuse, en même temps que ses choix de tenues, au fil de ses divagations fragmentées sur son job sans issue ou son coup de cœur pour telle célébrité, avec des photos de sa nouvelle jupe en tartan préférée. Alors que les influenceurs d'aujourd'hui cultivent leur auditoire en publiant des photos épurées de tenues commanditées parfaitement organisées dans des publicités à peine voilées, les blogues de mode incarnaient la beauté en elle-même: imparfaite, désordonnée, bien portée. Les blogueuses n'étaient pas tant célébrées pour les vêtements qu'elles portaient que pour les histoires qu'elles racontaient avec ceux-ci. Sur Depop, les vendeurs enveloppent soigneusement chaque morceau avec un fragment de leur monologue interne en guise d’emballage.
En parcourant Depop, il est facile de confondre son propre désir envers les vêtements avec la façon dont les vendeurs les portent, les aiment et écrivent à leur sujet. Si @trustfundgoth est un personnage, son profil fictionnel, dramatisé et constamment mis à jour regorgeant de Chalayan et de Gaultier, c'est un personnage auquel je suis complètement accro. Dans le paysage froid et aseptisé des achats en ligne et des blogues de style contemporains, la garde-robe de haute couture de @trustfungoth ne tente pas de nous vendre un style de vie d'une perfection manucurée: elle fait de chaque jupe Chanel et de chaque soutien-gorge Miu Miu un accessoire accessible faisant partie intégrante de son drame manhattanien cocasse et scénarisé. Pourquoi montrer les vêtements sous leur meilleur jour quand on peut les montrer tels qu'ils sont vraiment? Froissés, un peu abîmés et imprégnés des histoires des fashionistas qui les ont aimés.
Hazel Cills est rédactrice culturelle chez Jezebel. Son travail a apparu dans The Los Angeles Times, Pitchfork, ELLE, The New York Times Magazine et plus encore. Elle vit à Brooklyn.
- Texte: Hazel Cills
- Illustrations: Sierra Datri
- Date: 21 septembre 2020
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard