Étude de marché:
Le «cardigan Scarlet»
et le «soutien-gorge Eda» par Khaite

Le monde doux au toucher et débordant de cachemire de Tahirah Hairston.

  • Texte: Tahirah Hairston
  • Illustrations: Megan Tatem

Les plaisirs coupables sont déconcertants. Pourquoi en avoir? L’idée qu’il faille cacher ce qui m’apporte de la joie est teintée d’un mélange de honte, d’effacement des nuances et de classicisme. Soudainement, la télé-réalité et la fois où un certain réalisateur a mentionné la création de «contenu noir supérieur» me viennent à l’esprit. De passer la majorité de cette année tumultueuse dans l’isolement, en plus de vivre seule pour la première fois, m’a menée à rechercher sans relâche des choses pour égayer mes journées, sans trop penser à qui que ce soit. En tant que personne qui se plie toujours en quatre pour faire plaisir aux autres, il s’agissait de me livrer à une introspection et de lâcher prise.

Chaque vendredi, je reste longtemps dans mon bain rempli d’huiles et de diverses potions. J’ai regardé plusieurs saisons de plusieurs séries en une semaine. J’ai dépensé des sommes astronomiques en bouquets de fleurs fraîches pour enjoliver chaque coin de mon appartement. J’ai renoncé à me laver le visage et à me doucher pendant plusieurs jours en faveur de la politique du moindre effort. J’ai fumé un joint chaque soir avant de me coucher et acheté des talons de stripteaseuse pour danser sur la scène qu’est le plancher de mon salon. Je n’ai pas répondu à de nombreux messages texte tout en mettant à jour mes stories sur Instagram. J’ai vu mon ex que je n’ai pas salué, je suis tombée amoureuse des champignons (oui, oui je parle bien de ces champignons-là) et j’ai annulé des plans que je n’avais plus envie de faire. Nul n’aurait pu le dire mieux que Toni Morrison: «Elle vécut le restant de ses jours en laissant libre cours à ses pensées et émotions. Elle ne ressentait aucunement le besoin de faire plaisir aux autres sauf si le plaisir en question la comblait elle aussi».
Le jour où j’ai reçu l’ensemble soutien-gorge et pull en cachemire signé Khaite, je me suis dit que j’allais adhérer à 100% à mon nouveau mode de vie. Un pull qui coûte plus cher que mon loyer doit certainement être incroyable, non? Ma curiosité a été piquée dès que j’ai vu la fameuse photo de Katie Holmes en plein Manhattan parée d’un jean et du fameux ensemble coordonné, avec le pull surdimensionné qui dévoile les épaules. Lors d’une entrevue avec InStyle, la vedette a affirmé qu’elle avait choisi l’ensemble Khaite parce qu’elle souhaitait se sentir sexy. En toute honnêteté, la tenue n’était pas particulièrement chic, mais j’étais attirée par le côté sans effort de l’assortiment des deux pièces. J’ai ensuite vu Rihanna porter le soutien-gorge et le cardigan dans une vidéo pour Fenty Beauty, accessoirisés avec une panoplie de colliers en or, de perles et de diamants. J’ai alors annoncé sur Twitter que je commençais une collecte GoFundMe pour me procurer l’ensemble.
Les premiers jours vêtue de cachemire m’ont mise de bonne humeur. Le pull était parfaitement surdimensionné, ajusté à ma taille comme si je le portais depuis des années. Le soutien-gorge était doux et offrait un support agréable. Cependant, ce n’était certainement pas la pièce idéale à porter en pleine canicule. Je vivais mon propre rêve à la Nancy Meyers. Avachie sur mon canapé en regardant Girlfriends, je me souvenais des raisons pour lesquelles j’adorais le style de Joan Clayton. Alors qu’elle était connue pour ses hauts de soirée à col bénitier et ses pantalons cargo, c’était son sens du luxe discret et ses survêtements décontractés qui m’inspiraient (de longs cardigans en maille doux, des ensembles de survêtements Free City, des Birkenstocks portées avec des chaussettes et des sacs Birkin usés juste comme il faut). Blottie dans mon lit sous ma couverture lestée. En train de boire un martini au gin puis du vin orange lors d’un dîner avec une amie (le plaisir avant tout!), vêtue du pull et d’une paire de jeans. J’ai publié quelques photos sur mon finsta, et un ami a laissé le commentaire suivant: «Katie Holmes noire». Fondée en 2016 par la designer new-yorkaise Catherine Holstein, Khaite met l’accent sur les matériaux de luxe, les pièces incontournables, évitant à tout prix les clichés. Holstein a remarqué que le marché du prêt-à-porter féminin manquait de vêtements sans ornements excessifs, faciles à incorporer dans une garde-robe. En grec, «Khaite» signifie «laissez vos longs cheveux tomber en cascade», «ayez de la facilité», ce qui évoque les notions suivantes: vivre sans souci, sans effort, en étant blanc. Il s’agit d’éléments du monde de la mode qui ont toujours existé, mais que l’on aborde ouvertement depuis peu de temps. En tant que femme noire, j’ai réfléchi à la complexité qui découle de mon penchant pour les vêtements de haute qualité, même s’ils sont conçus avec une esthétique qui ne m’inclut pas. Depuis que j’ai récemment décidé de créer une garde-robe capsule qui compte uniquement des articles qui dureront longtemps, je suis attirée par des marques telles que The Row, Jil Sander et Khaite, compte tenu de leur style sobre. Ces vêtements offrent leur propre interprétation du luxe sans excès et discret, un vent de fraîcheur face à la tendance des innombrables logos, un style qui ne m’a jamais correspondu.

Tahirah porte cardigan Khaite et soutien-gorge Khaite. Image précédente: cardigan Khaite.

C’est lorsque j’ai porté mon pull et soutien-gorge en cachemire Khaite en public pour la toute première fois (à une soirée entre voisins à Brooklyn, ma seule et unique «soirée» de cette année de solitude, incluant des masques, de la merveilleuse musique et une piste de danse adaptée à la distanciation sociale) que mon point de vue arrêté sur les péchés mignons s’est effondré. Les invités me faisaient des compliments sur mon ensemble, ce qui me gênait, et encore plus lorsqu’ils se rendaient compte qu’il s’agissait du fameux pull. Je me préoccupais du regard des autres, angoissée à l’idée qu’on puisse penser que je suis riche, que j’ai beaucoup d’argent à gaspiller ou que j’achète des accessoires futiles comme un soutien-gorge en cachemire à 500$ en pleine pandémie. Peut-être que notre sensibilité, emplie de culpabilité, par rapport aux préjugés d’autrui – surtout lorsqu’il s’agit d’argent – n’a en fait rien à voir avec nous, et tout à voir avec le fait d’habiter dans un pays où l’accès aux besoins de première nécessité n’est pas garanti. Je porte ce pull par-dessus une robe nuisette pour aller m’acheter un bouquet chez le fleuriste du quartier, et ça me rend mal à l’aise lorsqu’une femme me demande d’où il vient, en soulignant qu’il «a l’air de coûter cher». Un sentiment de culpabilité que je m’inflige, en contradiction avec ma recherche de plaisirs sans répit.
Au début de l’année, j’ai dit à ma psychothérapeute que je me sentais indigne de trouver le bonheur alors que notre monde est en flammes. Elle m’a dit: «Laisse-toi aller et mets-y du cœur.» J’ai passé l’année à remettre en question mes besoins et mes valeurs: de quoi ai-je vraiment besoin, et qu’est-ce qui détermine le succès? Je déteste avoir toujours envie de biens matériels qui sont des symboles de statut plus qu’autre chose, un état d’esprit causé par l’industrie du luxe inaccessible. Cependant, je suis parfaitement consciente que la mode est une forme d’art et que les pièces confectionnées de manière responsable à partir de matériaux de qualité coûtent souvent plus cher et durent bien plus longtemps.

En vedette dans cette image: soutien-gorge Khaite.

Au début de l’année, j’ai dit à ma psychothérapeute que je me sentais indigne de trouver le bonheur alors que notre monde est en flammes. Elle m’a dit: Laisse-toi aller et mets-y du cœur.

Ces derniers temps, je trouve mon plaisir ailleurs. Un documentaire à propos des champignons, par exemple. Une balade à vélo de seize kilomètres. Tirer mes amis au tarot. Une nouvelle coiffure. De savoureux potins. Je n’ai pas ressenti l’envie irrésistible de porter le soutien-gorge et le pull — ils sont disposés avec élégance sur mon canapé. Et leur image me hante de temps en temps. Il y a quelques jours, j’ai porté le cardigan, et je me suis sentie céder au sentiment d’intimité qu’évoquaient les soupçons d’odeur et de chaleur du cachemire épais. Comme l’a écrit Ntozke Shange: «Tout le meilleur que vous pouvez vous offrir, offrez-vous-le et savourez-le.» Peut-être que le plaisir sans culpabilité n’est pas une question de biens matériels que l’on s’offre, mais de la sensualité de toute chose.

Tahirah Hairston est la directrice du contenu mode et beauté chez Teen Vogue.

  • Texte: Tahirah Hairston
  • Illustrations: Megan Tatem
  • Traduction: Émilie Matthews
  • Date: 18 novembre 2020