Desi Santiago: quand tombent les masques
Le sculpteur aux installations surréalistes puise dans son passé de club kid pour nourrir ses collabos de luxe
- Texte: Durga Chew-Bose
- Entrevue: Adam Wray
- Images gracieusement fournies par: Desi Santiago

Au cours des quelques dernières décennies, Desi Santiago s’est sculpté une réputation enviable en tant que collaborateur accompli et directeur créatif d’avant-garde. Après avoir imaginé des univers tout entiers pour les Opening Ceremony, Loewe et autres Y-3 de ce monde, il a créé pour Cartier une installation éphémère à saveur industrielle intitulée Precious Garage dans le cadre de la Semaine de design de Milan. L’élément central de l’œuvre? Rien de moins qu’une Corvette en or suspendue au plafond.
La vision alchimique de Santiago s’ancre dans sa façon singulière d’intercepter les idées, comme si celles-ci venaient à lui, ou plutôt s’imposaient à lui comme dans un rêve : surréalistes et indomptables. Bien qu’il tende à intégrer des éléments oniriques à ses œuvres, Santiago ne dévie jamais tellement de ses racines. Né au New Jersey d’une descendance portoricaine, il a étudié la forgerie à Parsons avant de quitter les bancs d’école pour se faire un nom dans les clubs new-yorkais des années 90, hantant les lieux-cultes comme le Limelight sous les traits sinistres et changeants de son personnage de Desi Monster. Bien que les néons des clubs soient loin derrière, leur influence continue de rayonner sur l’œuvre de Santiago, qui parvient à injecter dans ses œuvres la même luminescence et le même sentiment d’immortalité qui ravive et fait vibrer les clubbeurs quand leur tube préféré enflamme les platines. Ce sentiment fantasmagorique d’être à la fois initié et outsider, s’effaçant dans la pénombre sans pour autant s’y perdre.
« C’est toujours une question de séduction » affirme Santiago en décrivant la nature de son travail. « J’ai toujours ça en tête. Je ne le verbalise pas nécessairement, mais je reconnais ce sentiment : comment faire pour séduire le public? » Il s’implique dans ses projets avec une énergie viscérale qui n’est pas sans rappeler la scène de ballet finale du film Les chaussons rouges, dans laquelle Powell et Pressburger envoient valser le réalisme au profit d’un style plus subliminal et illusoire. « À mes yeux, on en revient toujours immanquablement au corps, qu’il s’agisse d’une sculpture, d’une installation; il s’agit toujours de confronter l’expérience humaine à l’architecture ou à l’objet », affirme Santiago. « Les expériences physiques sont une opportunité exceptionnelle d’offrir à quelqu’un quelque chose qui deviendra un souvenir. Je me souviens des looks que je créais à l’époque où j’étais un club kid : même si quelqu’un ne m’apercevait que pour un bref instant, j’instillais un souvenir dans sa mémoire, tu vois? » Oui, tout à fait. Parce que les univers de Santiago sont tellement indélébiles qu’ils nous poussent immanquablement à nous demander : « Est-ce que je viens d’imaginer tout ça? »

Adam Wray
Desi Santiago
Votre plus récente incursion dans le monde de la mode fut avec Cartier au San Remo Garage de Milan, dans le cadre du Salone del Mobile. Pouvez-vous m’expliquer en quoi a consisté ce projet?
Cartier m’a approché, sachant que je faisais des installations immersives et que j’avais travaillé avec Louis Vuitton et McQueen auparavant, car ils voulaient une installation qui sortait totalement de l’ordinaire pour leur Salone del Mobile. Ils avaient aussi lancé ces collections qui réinterprétaient en quelque sorte des objets de tous les jours pour les élever au paroxysme du luxe. C’est ce qui m’a toujours intéressé : prendre des signifiants, des symboles et des archétypes et les amener ailleurs, ou tout simplement les remixer pour créer une espèce de zone floue. L’exécution et la précision sont cruciales. Mon travail est définitivement plus extrême, mais ils étaient ouverts à ce que je propose une réinterprétation. Cartier a été une marque très inspirante pour moi dans ma jeunesse. J’ai aussi étudié la forgerie au collège. Dans une ancienne vie, j’ai sans doute été orfèvre. Mon oncle dessinait des bijoux. Mon grand-père travaillait dans les aciéries de Porto Rico et utilisait les retailles de ferraille pour fabriquer des bijoux pour ses filles. C’est dans mon ADN.
Les collaborations avec de grandes marques tout comme les espaces dans lesquels vous êtes souvent appelé à travailler – comme les hôtels, par exemple – viennent généralement avec leur lot de contraintes.
J’ai eu la chance d’obtenir toutes sortes de permis pour réaliser mes projets. Je ferais un bien piètre collaborateur si je n’étais pas en mesure de comprendre que l’on doit composer avec certains paramètres. Quand j’étais plus jeune, j’ai organisé des soirées, puis j’ai commencé à assurer la direction artistique dans les clubs et à jouer avec les espaces en ayant recours à l’éclairage, au pouvoir de l’illusion, à la fumée et aux miroirs. Par la suite, j’ai beaucoup travaillé du côté des costumes, puis des bijoux, avant d’étudier la sculpture au lycée. Toutes ces choses se nourrissent mutuellement. J’ai toujours cru que j’avais besoin de la validation de l’élite des galeries d’art pour me considérer comme un « vrai » artiste. Que ma facette « mode » comme ma facette « club kid » ne vaudraient rien tant je ne serais pas exposé dans une grande galerie. Puis un jour, au lycée, j’ai eu une révélation : tout ce que je fais, tout ce que je crée est le reflet de qui je suis. C’est précisément ce que je suis. Et soudain, ça m’a enlevé un sacré poids de sur les épaules.
Quand vous décidez de vous impliquer dans un projet ou que vous dévoilez l’une de vos œuvres, vous arrive-t-il encore de douter de vous-même? Ou le fait d’être dans l’action vous permet-il de vous défaire de ce sentiment?
Je me remets encore en question. Mais je crois que c’est nécessaire.


Vous faites beaucoup de collaborations, que ce soit avec d’autres artistes ou avec des marques. Selon vous, quel est le secret d’une bonne collaboration?
Il faut être psychiquement ouvert à échanger. J’ai développé une bonne capacité à comprendre le langage des gens; leur façon de communiquer visuellement. Quand je travaille avec un autre artiste qui a le même genre d’énergie, c’est comme si deux nouveaux vocabulaires entraient en contact. On peut alors créer un dialogue à partir de ceux-ci.
Ça me semble être un véritable don en soi.
Ça contribue à garder l’esprit ouvert et à suivre votre instinct. Je ne suis pas du genre à faire de l’autopromotion. Il n’y a rien de stratégique là-dedans. Je me suis toujours imaginé assis au fond d’une caverne; une espèce de grotte psychique. Quelqu’un d’autre y pénètre, et c’est parti!
Has your intuition ever lead you astray?
No, no. It’s all happened in the right way. I’ve always imagined where I would end up. I kind of knew where and what I wanted to do when I was young. I knew I wanted to exist in a creative space, so my whole life has been trying to eliminate as much noise as possible.
Quand vous étiez plus jeune, avez-vous exprimé ce désir haut et fort à un certain moment?
Je crois que j’ai toujours su que c’était la vie que je voulais vivre au fond de moi. J’avais aussi un frère, qui est décédé. Il avait 13 ans de plus que moi. C’est lui qui m’a initié à l’art, à la mode et à la musique.the gate for me to art and fashion, and music.
Il était DJ, pas vrai?
Ouais, exactement. Il avait un goût impeccable. Il aimait la mode. J’ai toujours été le petit frère un peu casse-pieds. Quand il sortait le soir, je me faufilais dans sa chambre et je fouillais dans ses disques. Grace Jones, Nina Hagen, Klaus Nomi : j’étais déjà intrigué par tout ça dès mon plus jeune âge. Il était gai aussi. Dans ce sens, je dirais qu’il a un peu été un modèle pour moi. Je crois que quand il est décédé, j’ai en quelque sorte repris le flambeau. Il était plutôt timide, alors que j’avais beaucoup plus confiance en moi, alors j’ai senti que je me devais de perpétuer sa voix.
Pourriez-vous me parler un peu du projet de théâtre sur lequel vous travaillez en ce moment?
C’est une expérience théâtrale immersive qui s’intitule Seeing You, et qui est le fruit d’une collaboration avec Randy Weiner et Ryan Huffington. On est amis depuis quelques années, Ryan et moi. Lui et Randy collaboraient sur un autre spectacle et m’ont demandé si je serais intéressé à concevoir les costumes et les décors. L’histoire se passe dans les années 40 et commence à Hoboken pendant la Seconde Guerre mondiale. Quatre jeunes hommes sont recrutés comme soldats, et le spectacle prend peu à peu la forme du délire de fièvre de l’un des garçons, imprégné de son sentiment d’anxiété face à la guerre. On joue beaucoup avec l’espace et avec les changements de perceptions physiques face à celui-ci.

Vous avez mentionné que l’intrigue gravitait surtout autour des délires de fièvre de l’un des personnages. Vous rappelez-vous souvent vos rêves?
Il y a environ 120 personnes qui assistent à chaque représentation. En gros, tous ces gens se promènent à travers Hoboken et explorent ces différents microcosmes. L’assistance est ensuite divisée en plus petits groupes, qui continuent à se mouvoir dans l’espace. Certaines personnes vivent des expériences personnelles en face à face. C’est hautement expérientiel.
You mentioned the plot hinges around one of the character’s fever dreams. Do you remember your dreams often?
Assez souvent. Ils viennent par vagues. Parfois, je fais toute une série de rêves dont je me rappelle, puis ça s’arrête pendant un bout de temps.
Vous intéressez-vous à la signification de vos rêves?
Seulement pour les rêves récurrents. J’en ai deux qui reviennent régulièrement depuis mon enfance. Dans un de ces rêves, je suis là, quelque part, je regarde des immeubles, puis un mur d’eau – comme un énorme tsunami ou un raz-de-marée – s’avance vers moi, et je me réveille avant qu’il ne m’atteigne. Ensuite, il y a ces genres de paralysies du sommeil.

Ça semble terrifiant. Ça ne m’est jamais arrivé.
Oh, tu as de la chance. J’en ai déjà eu, ma mère en a eu, ma grand-mère et mes sœurs aussi. C’est horrible. Horrible, horrible, horrible. Je suis dans ma chambre, cloué dans mon lit, et je ne peux pas bouger. J’essaie de reprendre mon souffle. Puis je concentre toute mon énergie à m’efforcer de bouger un doigt. Ça me demande tellement d’efforts que j’en ai le souffle coupé. Dès que je réussis à bouger le doigt, je sors de cet état et je me réveille.
Vous avez mentionné un peu plus tôt que vous vous intéressiez aux symboles…
Je crois que ça m’a été transmis. Mes parents étaient propriétaires d’un bar, alors j’ai grandi dans cet univers. On vivait juste au-dessus. Et maintenant, mon boulot est de créer des espaces engageants où les gens se rassemblent. Mes parents accueillaient des preneurs de paris lors des courses de chevaux. Ils avaient intégré la culture portoricaine dans leur entreprise et accordaient une grande signification aux chiffres. Les chiffres ont toujours été importants dans ma famille. Si vous rendiez visite à quelqu’un, l’adresse de cette personne était le numéro du cheval sur lequel vous deviez parier ce jour-là. En tant que bambin à l’esprit artistique et créatif, j’ai été élevé avec cette façon intuitive de penser; d’attribuer une signification aux choses et de me laisser guider par celle-ci.
Vos premières explorations en termes de définition de votre identité furent assez extrêmes, par exemple pendant votre époque « clubbeur ». Les masques y ont aussi joué un rôle prépondérant. D’où vous vient votre intérêt pour ces accessoires?
Ça a toujours fait partie de moi. Nombreux sont les gens qui ne m’ont pas connu sous mon vrai visage pendant un sacré bout de temps. Je me considère comme un métamorphe. Parfois, je ne me vois pas vraiment comme quelqu’un qui travaille en mode ou qui fait de l’art. Je ne fais pas non plus vraiment partie du milieu théâtral. Je me tiens en marge et j’observe. Mon masque me permet en quelque sorte de me connecter à ces univers.
- Texte: Durga Chew-Bose
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