Un dîner et un film:
six plumes nous parlent de délices culinaires
et cinématographiques

Des loukoums à la soupe Tteokguk, la sortie parfaite, c’est de rester à la maison.

  • Texte: Simran Hans, Mayukh Sen, Michael Koresky, Zeba Blay, Kristen Yoonsoo Kim, Spiral Theory Test Kitchen
  • Illustrations: Alex Walker

Alors qu’aller au cinéma devient de plus en plus obsolète et que sortir dîner relève davantage du dilemme éthique que du simple débat à savoir où et quoi manger, nous sommes devenus à la fois conservateurs et chefs cuisiniers de notre propre existence. Ici, cinq écrivains et un collectif culinaire méditent sur des accords films et mets particulièrement bouleversants, qui nourrissent et rassasient bien au-delà de la table à dîner.

Penne alla vodka et Cléopâtre (1963)

Dans le livre de recettes de Nigella Lawson publié en 2004, Feast, on retrouve une recette de penne alla vodka qui fait partie d’un menu que Lawson a intitulé «Dîner Alla Romana pour dix». Elle imagine un scénario dans lequel elle ramène spontanément une bande de dix copains à son appartement de West London «pour dîner après être allés au cinéma». C’est un samedi soir, peut-être qu’il pleut. Ses amis sont sans doute légèrement imbibés, tout comme les pâtes, d’ailleurs; le match parfait. Il s’agit d’une cuve de penne rigate nappée d’une sauce tomate «drôlement rétro» enrichie de vodka, de beurre et de crème, inspirée de la recette d’une ancienne trattoria de Rome qui se targuait d’avoir nourri les acteurs et l’équipe de Cléopâtre, l’épopée historique réalisée par Joseph L. Mankiewicz. Dans le restaurant, que Lawson a visité dans les années 80, se trouvait un autel dédié à Elizabeth Taylor.
Le montage original de cette production à succès extraordinairement coûteuse dure plus de cinq heures. Le mot «excès» est loin de suffire pour décrire les soixante-cinq changements de costumes de Taylor et sa quarantaine de perruques personnalisées, la plus mémorable (et peut-être la plus controversée) étant un bob brun tressé, lesté de perles d’or, vendu aux enchères en 2011 pour la somme de 16000$. Sans parler de la pellicule celluloïde Todd-AO sur laquelle le film a été tourné (les bobines devaient être transportées quotidiennement de Rome à Hollywood par courrier, aller-retour) et du décor de vingt acres comprenant des palmiers importés et un forum romain construit pour l’occasion qui était plus grand que nature. Fox avait déplacé le plateau de Hollywood jusqu’à Rome dans l’espoir que Taylor, malheureuse, se présente plus souvent aux tournages, mais l’actrice n’en avait que pour l’alcool, les antidouleurs et son nouvel amant Richard Burton, le Marc-Antoine à sa Cléopâtre.
Selon la personne à qui vous posez la question, les penne alla vodka ont été inventées à Bologne ou en Toscane à la fin des années 70, puis popularisées à New York dans les années 80. Avec sa sauce d’un orange provocant, c’est un plat résolument théâtral. Un accompagnement plus romain pourrait être le spaghetti all’amatriciana, fait à base de tomates, de guanciale et de pecorino, mais ses saveurs terreuses évoquant la ferme – bajoue de porc fumé, fromage de brebis affiné – ne peuvent rivaliser avec le charme racoleur des penne alla vodka.
La recette de Lawson est prévue pour un impensable groupe de dix personnes, mais couper de moitié les quantités serait parfait pour quatre, ou deux avec des restes pour le lendemain. Lawson et la Cléopâtre de Taylor sont toutes deux, après tout, des sensualistes, éblouissantes et impérieuses avec leurs cheveux noirs, leurs courbes exagérées et leurs luxueuses chemises de nuit en soie. Le dîner se doit donc d’être digne d’une diva, mangé dans un bol sur le canapé.
Légèrement adapté de Feast: Dans une grande poêle, faites revenir doucement un gros oignon coupé en dés et quelques gousses d’ail hachées dans l’huile d’olive. Ajoutez deux conserves de tomates italiennes en les écrasant avec vos mains au fur et à mesure, et laissez mijoter pendant 20 minutes avant d’y incorporer une généreuse lampée de crème fraîche. Retirez du feu. Faites bouillir un kilo de pâtes penne rigate dans de l’eau salée jusqu’à ce qu’elles soient al dente, en les égouttant quelques minutes avant la durée recommandée par les instructions sur l’emballage (mais en réservant une partie de l’eau de cuisson). Ajoutez 125 ml (ou une demi-tasse) de vodka et un morceau de beurre plus gros que ce qui vous semble raisonnable aux pâtes cuites, puis ajoutez-les à la sauce. Mélangez bien et assaisonnez au goût avec du sel, en délayant la sauce avec de l’eau de cuisson si nécessaire. Servez dans un grand bol, réchauffé au préalable, avec du parmesan fraîchement râpé.

Simran Hans est une écrivaine et critique de film pour The Observer à Londres.

Loukoums et Turkish Délices (1973)

Le visage de la femme est pâle, méconnaissable. Elle a perdu tous ses cheveux et porte une perruque pour couvrir sa tête chauve. Son ancien amant lui rend visite sur son lit d’hôpital, où elle est confinée en raison d’une tumeur au cerveau. Elle lui dit qu’elle a faim. Il n’existe qu’un seul aliment assez mou pour qu’elle puisse le manger: le loukoum.
Je ne gâche rien en vous disant qu’Olga (Monique van de Ven), l’un des personnages principaux de l’émouvant Turkish Délices de Paul Verhoeven, ne survit pas à sa maladie. Sa mort contextualise l’entièreté du film, structuré comme un long flashback à travers les yeux de son amant, un artiste nommé Erik (Rutger Hauer). Se déroulant aux Pays-Bas, Turks Fruit (titre original) raconte la romance vouée à l’échec d’Olga et Erik. Les deux jeunes âmes impulsives se rencontrent par hasard quand Olga embarque Erik, qui fait de l’auto-stop. Le lien qui les unit est électrique et indéniablement toxique, ce qui a tôt fait de nous hypnotiser. Ils font l’amour. Ils se querellent. Ils se réconcilient. Ils se terrorisent l’un l’autre. Ils se marient. Ils se séparent.
Turkish Délices, inspiré d’un roman écrit en 1969 par l’écrivain néerlandais Jan Wolkers, n’était que le deuxième long métrage de Verhoeven. Cependant, à l’époque, les signes qu’il deviendrait un grand cinéaste se faisaient déjà sentir, alors qu’il provoquait l’émoi à chaque tournant narratif. Verhoeven, dans son film, explore sans gêne aucune le grotesque, faisant souvent de la nourriture son instrument de choix. Dans une des premières scènes, Erik vide un contenant de nourriture dans les toilettes; un spectacle fort peu ragoûtant. Quelques instants plus tard, on rencontre l’une de ses partenaires sexuelles, qui mange sa banane avec une cuillère; il décide de lui enfoncer le fruit dans la bouche. Il découvre un œil de cheval dans le repas qu’il est en train de manger. La caméra s’attarde sur un morceau de viande grouillant d’asticots.
Ces scènes peuvent certes mettre la patience du spectateur à l’épreuve, mais Verhoeven s’en sert pour évoluer vers un dénouement dévastateur. Après une période de séparation, les deux amoureux se retrouvent en raison de la crise médicale d’Olga, qui se porte de plus en plus mal. La note la plus émouvante du film est également centrée sur la nourriture: le sincère plaidoyer d’Olga pour des loukoums transcende les excès du film. Traitez Verhoeven de provocateur si ça vous chante, mais à son meilleur, il est capable de miner les extrémités pour en extraire la vérité humaine. Olga se remplit la bouche de ces cubes pastel et collants jusqu’à ce qu’elle puisse à peine parler; elle demande à Erik de lui essuyer les doigts, maintenant couverts de poudre. En mangeant, elle semble s’approcher d’un état de délire. Si le film est rempli d’images difficiles, la triste vue d’Olga, réduite à la version la plus désespérée d’elle-même alors qu’elle se délecte des loukoums, est certainement la plus dure à digérer.

Mayukh Sen est un écrivain de New York. Il a remporté un James Beard Award pour ses écrits culinaires et enseigne le journalisme alimentaire à l’Université de New York.

Rahat Lokum (loukoum)
Adapté de A Book of Middle Eastern Food (1972, Knopf) par Claudia Roden

Ingrédients:

1 lb de glucose
5 ½ lb de sucre granulé
¾ lb de farine de maïs
Le jus d’un citron
1 cuillère à thé de mastic pulvérisé
Quelques gouttes de carmin ou autre colorant alimentaire
3 cuillères à soupe d’eau de fleur d’oranger ou d’eau de rose
3 à 4 oz d’amandes ou de pistaches hachées
Sucre glace

Instructions:

Ajoutez le glucose et le sucre granulé dans une grande casserole avec 2 tasses d’eau. Mélangez bien et portez à ébullition.

Ajoutez la farine de maïs à une autre grande poêle. Ajoutez progressivement 6 tasses d’eau, en remuant jusqu’à ce que le tout soit bien mélangé. Portez lentement à ébullition, en remuant sans arrêt, jusqu’à l’obtention d’une pâte blanche lisse et crémeuse. Ajoutez lentement la pâte au sirop de sucre chaud, en remuant vigoureusement pour éviter la formation de grumeaux.
Portez de nouveau à ébullition et cuisez à découvert à feu doux et constant pendant 3 heures, en remuant le plus souvent possible avec une cuillère en bois. (Lors de la fabrication en usine, un agitateur mécanique fonctionne en continu.) Si le feu est trop élevé, le fond du mélange aura tendance à caraméliser.
Le mélange doit cuire jusqu’à ce qu’il atteigne la bonne consistance, ce qui prendra environ 3 heures, et le succès de la recette en dépend. Pour tester la consistance, pressez une petite boule de mélange entre le pouce et l’index. Ce n’est que lorsqu’il reste collé à vos deux doigts quand vous les écartez, formant des filaments gommés, que c’est prêt. Le mélange pourrait alors avoir acquis une couleur dorée et chaude.
Ajoutez le jus de citron et les arômes. Le mastic doit être broyé avec un peu de sucre granulé afin d’être pulvérisé adéquatement. Ajoutez du colorant si vous le souhaitez. Remuez vigoureusement et cuisez encore quelques minutes. Ajoutez les noix hachées et mélangez bien.
Versez une quantité de mélange chaud à une hauteur d’environ 1 pouce au fond de plaques que vous aurez au préalable saupoudrées de farine de maïs pour éviter qu’il ne colle. Égalisez la surface avec un couteau et laissez le tout reposer pendant au moins 24 heures. Puis, coupez le mélange en carrés avec un couteau bien aiguisé et roulez-les dans du sucre glace tamisé. S’ils sont bien emballés dans une boîte, les loukoums se conserveront longtemps.

Bagels de Pessah et Izzy et Sam (1988)

Je ne crois peut-être pas en D*eu, mais je crois au kugel. Et au matzo brei. Et au saumon fumé avec du fromage à la crème, et au foie haché, et aux latkes et aux knishes et à ces délicieuses gâteries, denses et légères, appelées «bagels de Pessah», que faisait ma mère. Bien entendu, Pâque juive oblige, ils ne contiennent ni levure ni farine, donc ils ne peuvent pas vraiment être considérés comme des bagels. Néanmoins, ils persistent, perchés tout en haut de la pile de délices juifs sucrés et salés qui me font sentir plus connecté à mon héritage qu’aucune incantation rabbinique ne le pourrait.

Aucun film n’a, pour moi, aussi bien capturé l’âme du repas juif – les tartinades, le shmear, le schmaltz – comme l’a fait Izzy et Sam de Joan Micklin Silver. C’est une comédie romantique new-yorkaise, imbibée de saumure de cornichons et de vanille, qui explore les questions de classe et de traditions; un film qui touche le cœur en passant par l’estomac. Dans Izzy et Sam, le Lower East Side n’est pas seulement le décor, mais bien l’essence du film. C’est là, au centre-ville, qu’Izzy Grossman (Amy Irving, agile, mais endurcie), une célibataire carriériste, est prise en charge contre son gré par Hannah Mandelbaum, une marieuse caractérielle, recrutée sans grande cérémonie par la très attachante et indiscrète Bubbie d’Izzy (Reizl Bozyk, véritable légende du théâtre yiddish new-yorkais). Izzy est attirée par son collègue, Anton Maes (Jeroen Krabbé), un romancier européen confiant. Hannah croit qu’Izzy devrait considérer Sam Posner (Peter Riegert); après tout, celui-ci dirige sa propre entreprise de cornichons. Izzy, qui a de grandes ambitions, est silencieusement horrifiée par cette idée, mais pour le reste du film, ses barrières – non seulement romantiques, mais également liées à la tradition et au patrimoine– tomberont l’une après l’autre. Rarement, dans le film, y a-t-il une interaction qui ne soit pas d’une manière ou d’une autre reliée à la nourriture, de la première session de matchmaking au cours de laquelle Hannah engloutit de la compote de pommes, des boulettes de poisson et des latkes, la bouche grande ouverte dans la cuisine de Bubbie, au mortifiant rencart durant lequel Izzy tente de refiler Sam (le magnat du cornichon) à sa meilleure amie autour d’un plat de tortillas et de salsa dans un restaurant mexicain du centre-ville, en passant par la fête d’anniversaire d’Izzy avec ses hot-dogs à un dollar chez Gray’s Papaya. Izzy et Sam est une exploration diversifiée et gastronomique de New York, mais c’est la représentation – la centralité – de la cuisine juive qui nous marque vraiment. Et si les délices juifs qui donnent au film toute sa saveur sont représentatifs des traditions de «l’ancien monde» auxquelles Izzy tente d’échapper, Izzy et Sam ne s’appuie jamais sur les comparaisons clichées entre la nourriture et la vie. Comme tout le reste, dans le film de Silver, la nourriture est authentique, littérale, inévitable; elle est le passé bloqueur d’artères auquel le svelte New-Yorkais que vous êtes peut-être ne peut échapper. Pas que vous voudriez le faire, de toute façon.

Recette:

6 cuillères à soupe de sucre
2 tasses de farine de matzo
½ tasse d’eau
1 cuillère à thé de sel
6 œufs
½ tasse d’huile

Portez à ébullition l’huile, l’eau, le sucre et le sel. Ajoutez la farine de matzo; remuez. Retirez du feu et ajoutez les œufs, un à la fois, en battant le mélange après chacun d’eux. Mouillez-vous les mains, façonnez de petites boules de pâte et déposez-les sur une plaque huilée. Faites un trou au centre avec vos doigts. Cuisez au four 25 minutes à 190-205 degrés Celsius. Laissez reposer.

Michael Koresky est le directeur éditorial du Museum of the Moving Image; co-fondateur et éditeur du magazine virtuel sur le cinéma Reverse Shot, une publication du MoMI; contributeur régulier à la collection Criterion et auteur de Terence Davies (University of Illinois Press, 2014) et de Films of Endearment (Hanover Square Press, 2021).

Omelette aux champignons sauvages et Phantom Thread (2017)

Dans Phantom Thread (ou sa version québécoise, Le fil caché), une omelette aux champignons est le catalyseur d’une profonde réalisation: le pouvoir se présente sous une multitude de formes. C’est dans la simplicité de l’omelette que se cache son puissant potentiel, sa riche complexité de saveurs, de textures, de plaisir et de douleur. Considérez le champignon. Les champignons terreux que l’on trouve couramment dans les marais noirs, sur les tas de fumier et sur les arbres morts et mourants, sont des portails. Certains peuvent ouvrir notre troisième œil, nous faire voir et ressentir des choses – certains sont mortels. Lorsqu’ils sont cuits et assaisonnés correctement, recouverts de beurre ou d’herbes, ils peuvent activer l’extase. Et, évidemment, si on ne fait pas attention, ils peuvent nous laisser couché sur le dos, impuissant, tendre et ouvert.
Alma, notre héroïne, comprend le potentiel de ce pouvoir, culminant dans une scène, la scène, durant les derniers instants du film. C’est le premier, et l’unique, moment érotique du long métrage. Son érotisme, sa sensualité, tout repose sur l’acte de regarder. On regarde Alma couper en morceaux les charnus et rondelets champignons (toxiques) qu’elle a cueillis dans la forêt à l’extérieur de la maison de campagne de Reynolds. On la regarde les faire sauter dans du beurre – beaucoup de beurre – jusqu’à ce qu’ils brunissent et deviennent dorés, se noyant langoureusement dans la graisse. Puis, du sel. Encore plus de beurre, un gros morceau (Reynolds déteste quand il y a trop de beurre), et elle verse finalement les œufs battus par-dessus.
Les œufs, versés dans la casserole de haut, grésillent, se gonflent et enveloppent les champignons d’une manière qui semble salace. Tous les mouvements d’Alma sont délibérés, intentionnels, sensuels et autoritaires. Une fois l’omelette prête, pliée en deux, elle la pose tendrement sur une assiette. Elle garnit l’omelette de ciboulette fraîchement hachée. Elle la présente, triomphante, à son amant.
Reynolds a observé, lui aussi, toute la scène en silence. Il prend une bouchée et, ce faisant, abdique. Il s’est abandonné à Alma, à la simplicité enivrante du repas, aux potentiels inconnus de l’omelette – rien qu’une omelette – et lui a cédé le contrôle.
Leur relation, sans l’ombre d’un doute, est toxique, mais ce qui me fascine et m’intrigue, chaque fois que je regarde ce film, c’est la manière dont Alma réussit à contrôler, à reprendre le pouvoir, par des moyens apparemment simples, voire rustiques. Un dé à coudre, rempli de champignons vénéneux, subrepticement saupoudrés dans le thé de Reynolds. La nourriture, en particulier sa préparation, a si souvent été qualifiée de «travail féminin» et, par conséquent, considérée comme banale. Alma s’en sert à son avantage – elle opère clandestinement. Avec une simple omelette aux champignons, elle rappelle à Reynolds qu’il n’est, après tout, qu’un homme, dépendant d’une femme pour sa subsistance. Ce sont souvent les choses les plus simples qui détiennent le plus de pouvoir.

Recette:

2 cuillères à soupe de beurre non salé (ou plus)
Champignons sauvages (chanterelles, poules des bois, pleurotes en huître)
2 gros œufs, battus
Sel et poivre
Ciboulette fraîche

Faites fondre une cuillère à soupe de beurre dans une poêle à feu moyen. Ajoutez les champignons, cuisez jusqu’à ce qu’ils soient dorés. Ajoutez du sel au goût. Ajoutez davantage de beurre et, lorsqu’il est fondu, versez-y les œufs battus. Assaisonnez de sel et de poivre et laissez l’omelette prendre. Pliez et transférez dans une assiette. Ajoutez la ciboulette fraîchement hachée en garniture.

Zeba Blay est une écrivaine culturelle chez HuffPost. Son recueil d’essais, Carefree Black Girls, sera publié en octobre 2021.

Soupe Tteokguk coréenne et Haewon et les hommes (2013)

Pendant les premiers jours de la quarantaine – une époque de flirts périmés et d’efforts culinaires – j’ai beaucoup réfléchi à Haewon et les hommes de Hong Sang-soo, dans lequel une jeune femme coréenne (Jung Eung-Chae) navigue à travers le chaos fragmenté de sa liaison illicite avec un enseignant après le départ de sa mère pour le Canada. La mère d’Haewon lui dit de profiter de la vie – «nous n’aurons plus que des jours heureux à partir de maintenant» –, mais quelques instants plus tard, Haewon fond en larmes. C’est la dernière scène qu’elles partagent ensemble. Je pleure chaque fois.
Ma mère, qui vit en Corée, et moi sommes séparées par un océan depuis plus d’une décennie, et nous avons échangé d’innombrables adieux au fil des ans. Mais la douleur de son absence abyssale n’a jamais été aussi intense que cette année, alors les voyages sont devenus particulièrement compliqués et que je me suis retrouvée plus que jamais confinée dans ma cuisine, seule avec moi-même, tentant de combler un vide terrifiant avec tout ce que je pouvais trouver de familier.
En temps normal, je serais sans doute en train de penser à mon retour à la maison pour les vacances. Mais surtout, je serais en train de penser à ce que j’y mangerais: ma mère m’emmène toujours manger du gamjatang (ragoût d’os de porc), nous arrêtant souvent à mon restaurant de spécialités préféré tout de suite après mon arrivée à l’aéroport. Quand on sort ensemble dans le quartier commercial branché de Séoul, qui s’appelle Myeong-dong, notre incontournable est un grand classique, le kalguksu (un plat de nouilles effilochées à la main riche en bouillon), qui est, je crois, le mets qu’Haewon et sa mère mangent ensemble lors de leur dernier repas.
Ce n’est pas Haewon et les hommes qui m’a incitée à essayer cette soupe en particulier; elle est simplement l’une de mes recettes préférées, qu’on ne voit pas dans le film, mais que ma mère me prépare chaque fois que je suis à la maison: la tteokguk (soupe de galettes de riz). Traditionnellement, elle est servie à l’occasion du Nouvel An lunaire, mais pour moi, elle apporte du réconfort toute l’année. En désespoir de cause, il y a quelques mois, j’ai envoyé un texto à ma mère pour avoir sa recette. Puisqu’il me manquait un ingrédient crucial (les galettes de riz, rien de moins), je me suis tournée vers une amie coréenne, et sa mère m’en a généreusement fait livrer de son marché asiatique local. Même si je n’ai pas pu voir ma propre maman, durant cette période, je me suis tout de même sentie près d’elle.

Recette:

Faites cuire du bœuf dans un chaudron avec de l’huile de sésame (j’utilise souvent de simples cubes de bœuf Angus, bien que les recettes traditionnelles recommandent de la poitrine). Ajoutez ensuite un peu de sauce soja à soupe (à ne pas confondre avec la sauce soja ordinaire!) et un bouillon de votre choix. J’utilise toujours des sachets d’anchois que j’ajoute à de l’eau, parce que c’est si simple. Ajoutez les galettes de riz finement tranchées. Portez à ébullition. Je n’ai pas de quantités précises pour quoi que ce soit; je me contente de goûter pour tester. Ajoutez ensuite de l’ail émincé et des oignons verts hachés, puis craquez-y un œuf. Servez le tout dans un bol, avec du poivre fraîchement moulu et des flocons d’algues sur le dessus.

Kristen Yoonsoo Kim est une critique pour le New York Times, vivant à New York et née en Corée du Sud. Elle dirige également le compte Instagram culinaire Meals on Reels.

L’imagination et La revanche du Capitaine Crochet (1991)

La scène dans La revanche du Capitaine Crochet (ou Capitaine Crochet, au Québec) où Peter attend avidement que le repas soit servi, tandis que tous les garçons perdus mangent une nourriture qui semble invisible, peut être vue comme une praxis métaphorique de la façon dont l’observation relationnelle donne vie à tout ce que nous sommes. Si vous êtes trans, cette invocation de l’être, cette observation cyclique, est entremêlée à la texture même de vos expériences relationnelles. Comme le dit le cheval à roulettes dans Le lapin de velours:
«Vrai, ce n’est pas la façon dont on est faits, c’est quelque chose qui nous arrive. Quand un enfant nous aime pendant très, très longtemps, pas seulement pour jouer, mais qu’il nous aime, alors on devient Vrai.»
«Est-ce que ça fait mal?» demanda le lapin.
«Parfois, répondit le cheval à roulettes, car il était toujours honnête. Quand tu es Vrai, ça ne te dérange pas d’être blessé.»
«Est-ce que arrive d’un seul coup, comme être remonté, demanda-t-il, ou petit à petit?»
«Ça ne se produit pas d’un seul coup, déclara le cheval. On devient. Ça prend beaucoup de temps. C’est pourquoi ça n’arrive pas souvent aux personnes qui se cassent facilement, qui ont des rebords coupants ou qui doivent être manipulées très soigneusement. Généralement, au moment où on devient Vrai, on nous a aimé si fort que presque tous nos cheveux sont tombés, nos yeux se décollent et nos articulations sont toutes défaites; on est mal en point. Mais ces choses n’ont pas d’importance du tout, car une fois qu’on est Vrai, on ne peut pas être laid, sauf aux yeux des gens qui ne comprennent pas.»
La capacité d’utiliser les crochets de la foi pour amener son imagination à remplacer la sensation de la faim par celle de manger de la nourriture, c’est ce que fait finalement Peter, dans la célèbre scène où la table de banquet vide se remplit soudainement de bouillie multicolore, de hamburgers et de tous les délices imaginables. C’est une scène qui a fortement frappé l’imaginaire de plusieurs d’entre nous, mais ce que je trouve remarquable, c’est la partie «rendre ça vrai». Une fois qu’on parvient à faire le saut de l’invisible à l’imaginé au réel, on a acquis une nouvelle compétence qui élargit notre être. On sera toujours rendu plus Vrai par notre capacité à voir la vérité chez les autres.

Recette:

Fermez les yeux. Imaginez une table vide. Il peut s’agir de votre table vide ou d’une table vide au milieu d’un pré. Regardez la texture de la table. Les plantes qui se balancent dans le vent, époussetant le rebord de la table. Imaginez un panier, sur la table, recouvert d’un chiffon. Ressentez la texture du tissu. Maintenant, regardez à l’intérieur, sous le tissu. Qu’est-ce qui s’y trouve? Aimez-vous ça? Est-ce quelque chose que vous connaissez? Ou quelque chose que vous n’avez jamais mangé? Quoi que vous y trouviez, cuisinez-le cette semaine.

Spiral Theory Test Kitchen est un projet culinaire queer, une vie d’ange comme praxis vécue. Des fréquences de jouissance pure qui tissent la trame sonore de nos vies virevoltantes. STTK voit la nourriture en tant qu’objet psychosexuel qui opère en mode d’anti-aliénation à travers le désir et le désir qui se trouve sous le désir. Le moi se retrouve déconstruit en mode collectif, résistant à l’effacement par le biais d’un paradis terrestre et éthéré.

STTK est formé de Precious Okoyomon, Quori Theodor et Bobbi Menuez.

  • Texte: Simran Hans, Mayukh Sen, Michael Koresky, Zeba Blay, Kristen Yoonsoo Kim, Spiral Theory Test Kitchen
  • Illustrations: Alex Walker
  • Traduction: Gabrielle Lisa Collard
  • Date: 30 octobre 2020