Une bande-son digne de ce nom:
six journalistes sur les meilleures
trames sonores du cinéma

Des cordes de Jurassic Park aux synthés de Michael Mann, en passant par le R&B de Babyface.

  • Texte: Phil Chang, Kristen Yoonsoo Kim, Vivien Lee, Nicolas Rapold, Ross Scarano, Sam Reiss
  • Illustrations: Tobin Reid

Une image iconique a le pouvoir de changer notre vie. Elle suffit parfois à nous lancer à la recherche d’une coupe de cheveux, d’une tenue, d’une ville, d’une cigarette, d’une personne qui nous fait tourner la tête. Mais c’est le son qui métamorphose les images en émotions, qui leur donne vie et les transforme en sentiments, qu’il s’agisse de luxure, de désir, de colère ou de crainte. Il est impossible de séparer les scènes les plus vénérées de l’histoire du cinéma de la musique responsable de leur ambiance — essayez d’imaginer un western sans les percussions d’Ennio Morricone, A Clockwork Orange sans le synthétiseur de Wendy Carlos ou Purple Rain sans «Purple Rain». Ici, six plumes partagent leurs trames sonores, chansons et scènes fétiches tirées de films dont la musique est devenue légendaire.

Jurassic Park (1993), réal. Steven Spielberg

Il y a quelques années, alors que j’étais chez des amis à Santa Monica, je réfléchissais à ce gouffre de plus de dix ans qui séparait mes vacances d’été passées à Los Angeles, enfant, des voyages pour le travail que j’avais récemment commencé à y faire en tant qu’adulte. Mes copains et moi planifions de dîner dans un restaurant qui venait d’ouvrir dans le Westfield Century City presque rénové. Les mots «Century City» sont sans doute ce qui a fait remonter ce souvenir en moi. J’étais enfant, au milieu des années 90, et je suppliais mes parents de m’emmener dans un restaurant thématique nommé Dive!, appartenant à Steven Spielberg et Jeffrey Katzenberg, deux passionnés de marine et d’effets mécaniques. Ces expériences irréelles, qui avaient influencé mon imagination formatrice de manière importante, soulevaient cette question: ce genre d’endroit parviendrait-il à évoquer la même réaction chez moi, maintenant que j’étais adulte?

Je me suis excusé auprès de mes amis et leur ai dit qu’il me fallait visiter Universal Studios. Heureusement, mes amis adorent les parcs thématiques. J’étais là pour ne revisiter qu’une seule attraction: Jurassic Park River Adventure Ride. J’ai toujours aimé les films portant sur des installations (Deep Blue Sea, The Thing, Aliens, Sphere, etc.) et Jurassic Park, sorti en 1993, est le «Don Dada» incontesté des films de catastrophes corporatives de grande envergure se produisant dans des lieux isolés du reste du monde. Vous pouvez imaginer combien mon cerveau de garçon de dix ans était en effervescence à ma dernière visite chez Universal Studios, en 1996, l’année d’inauguration de l’attraction de Jurassic Park. Pour moi, ce manège était la confirmation que Jurassic Park était réel: j’avais senti la chaleur qui émanait des torches accrochées à la barrière, entendu crépiter les clôtures électriques, ouvert des caisses portant le logo de inGen, m’étais frayé un chemin parmi des fougères immenses et finalement, j’avais goûté au Jell-O vert à la boutique de cadeaux qui semblait tout droit sorti du film.

À l’époque, alors que je paniquais dans la file d’attente sinueuse qui menait au manège, je me suis retrouvé submergé par ce mélange enivrant de crainte et de peur que John Williams avait souvent dit tenter d’atteindre avec son irréprochable et célèbre combo double: «Theme from Jurassic Park» et «Journey to the Island». En descendant du bateau, trempés et ayant survécu à une attaque de T-Rex en dévalant la paroi escarpée d’un barrage, les gens à côté de nous avaient noté que bien qu’ils n’eussent jamais entendu un enfant jurer autant, ils avaient bien aimé que j’identifie, tout au long de l’aventure, chacun des dinosaures et des scènes correspondantes du film.

Vous avez sans doute déjà deviné que presque rien de Jurassic Park River Adventure Ride n’a survécu au passage du temps. Les animatroniques sont déglinguées et ont besoin d’une bonne couche de peinture. Les plantes semblent éparses. La boutique de souvenirs vend principalement des articles à l’effigie d’autres films. La fameuse chute à la fin du parcours est moins excitante que d’accélérer à l’approche d’un dos d’âne. Et pourtant, dès qu’on entend les premières notes plaintives de «Theme from Jurassic Park» et «Journey to the Island» siffler dans les haut-parleurs dissimulés dans les rochers tout autour de la zone d’attente, toute cette décrépitude s’estompe. Instantanément, on se retrouve exactement là où on était quand on a vu Jurassic Park pour la toute première fois, en 1993, les yeux écarquillés, aux côtés du Dr Grant et du Pr Sattler alors qu’ils descendent d’un Jeep Wrangler pour voir leur tout premier foutu Brachiosaurus, en chair et en os, délicatement rétroéclairé au sommet d’une colline sur Isla Nublar. Moi, j’avais sept ans, j’étais cloué à mon siège dans un cinéma de Hong Kong, incapable de comprendre le bourdonnement épineux qui traversait mon système nerveux quand la section des cordes cédait la place à celle des vents, mais en même temps pleinement conscient que cette trame sonore indélébile jouerait secrètement dans mon cerveau pour le restant de mes jours chaque fois que quelque chose d’incommensurablement majestueux me couperait le souffle. C’est pour ça mes camarades de classe me payaient en crème glacée pour dessiner la silhouette d’un squelette de T-Rex sur la couverture de leurs cahiers (avant que ça ne devienne cool de dessiner des logos de skate). C’est pour ça que j’ai convaincu tous les membres de mon orchestre, au lycée, de s’unir et d’informer notre instructeur que la seule chose qu’on accepterait de jouer, au récital d’automne, était «Theme from Jurassic Park» ou «Journey to the Island».
John Williams, considérant toutes ses contributions indispensables au cinéma, a vraiment touché une corde sensible avec la bande sonore de Jurassic Park. «Theme from Jurassic Park» et «Journey to the Island» sont les plus grands chefs-d’œuvre d’une collection constituée exclusivement de chefs-d’œuvre. Il existe des dizaines d’articles expliquant comment les motifs de ces deux compositions titillent notre cerveau reptilien, ou quelque chose du genre, mais pour ma part, je suis simplement et éternellement reconnaissant — d’autant plus à notre époque, qui est de plus en plus calcifiée par l’ironie blasée — qu’il existe un morceau capable de me rappeler, à jamais, que de susciter une véritable émotion est la raison pour laquelle on s’efforce de raconter des histoires.

Merci, John Williams.

Phil Chang est un directeur de création et stratège de marque indépendant vivant à New York. Il a eu la chance de travailler sur des projets multidisciplinaires avec des clients provenant d’un large éventail d’industries. Certains de ces clients incluent Apple, Nike, Netflix, Calvin Klein, SSENSE, Bottega Veneta, adidas, Samsung, HBO, The Museum of Modern Art, Dropbox, ESPN, A24 et Arc’teryx.

Waiting to Exhale (1996), réal. Forest Whitaker

«L’inhalation est un début autant que l’expiration est une fin. La seule confiance requise est de savoir que lorsqu’il y a une fin, il y aura un autre début», écrit la poétesse Clarissa Pinkola Estes dans l’un de mes livres préférés sur les archétypes féminins, Women Who Run with the Wolves. «Waiting to Exhale» de Forest Whitaker (1995) raconte l’histoire de quatre amies (la jeune fille, la reine, l’amante, la mère) qui «retiennent leur souffle» en attente du jour où elles trouveront le grand amour et pourront enfin expirer. Whitney Houston est amoureuse d’un homme marié. Lela Rochon est incapable de passer par-dessus son ex. Le mari d’Angela Bassett la quitte pour une femme blanche. Le père du bébé de Lorretta Devine est gai. En plus d’incarner l’esthétique riche et vaporeuse des reines de beauté des années 90 (mèches châtain, rouge à lèvres marron, négligé couleur cacao), le film marque par sa trame sonore, gracieuseté de Babyface, particulièrement mémorable pour ses ballades d’amour faisant office de cadre émotionnel à la vie intérieure de ces quatre femmes noires qui naviguent les complexités du célibat.
Ce que je préfère de l’histoire et de la bande-son, c’est qu’elles explorent des thèmes allant bien au-delà de la romance. Elles nous transportent à travers l’évolution d’une femme, ses sources de réconfort (un coup de téléphone après une dure journée, danser chez elle sur TLC, la radio de fin de soirée, pénétrer dans une pièce animée, seule, un peu plus confiante parce que joue une chanson de Brandy.) Cela découle peut-être de l’ineffable composition créée par une impressionnante brochette d’artistes R&B féminines noires — Toni Braxton, Mary J. Blige, Aretha Franklin, Brandy, Chaka Khan, Sonja Marie — mais ce qu’elles arrivent toutes à transmettre si clairement, c’est la beauté et la gamme logique des émotions de chacun des personnages: cruciale est sa rage. Son dévouement. Ses déceptions et sa force devant l’adversité. Sa progression, sa transformation. Ses amitiés. La trame sonore a tout pour devenir la quintessence de la liste de lecture en mode «JE N’ABANDONNERAI PAS MA QUÊTE DE L’AMOUR» — languissante, mélodramatique — chaque chanson se jetant dans la suivante comme l’eau d’une fontaine, donnant envie de laisser s’échapper un profond soupir résigné. Elle est ce que vous feriez jouer sur la chaîne stéréo lors d’un premier rendez-vous ou ce à quoi vous rêvasseriez au salon de beauté après une rupture. Comme le demande Whitney Houston: «Pourquoi les gens écrivent-ils ces chansons? Elles donnent envie de croire et de rêver.»
Vivien Lee est une rédactrice et DJ vivant à New York et à Séoul. Ses écrits ont été publiés dans New York Magazine, Document Journal, Observer, et ailleurs.

Thief (1980), réal. Michael Mann

J’ai toujours été frappé par la façon dont une note, sur un synthétiseur, peut durer infiniment. Il n’est pas nécessaire de souffler, de gratter ou de frotter avec un archet pour la maintenir. Elle incarne une nouvelle relation au temps dans la musique, se rapprochant du son retentissant d’un orgue d’église, tenu éternellement. Thief, de Michael Mann, s’ouvre sur des accords comme celui-ci, ruisselant le long des rues nocturnes de Chicago comme une brume, alors qu’une bande de voleurs de coffres-forts s’apprête à faire un braquage. L’un d’eux attendra dans la voiture avec un scanneur de police, un autre recâblera les alarmes du bâtiment et, quelque part dans les tréfonds de celui-ci, Frank, le cerveau de l’opération (James Caan), tentera de défoncer un coffre-fort avec une perceuse de 90 kilos. Pendant que Frank perce l’acier, la musique passe à des notes en staccato, qui galopent et trébuchent entre les coups de foudre des riffs de guitare électrique qui déchirent la trame sonore. Un battement sourd résonne au moment où Frank parvient à atteindre l’intérieur du coffre-fort. Les notes aiguës reviennent pour la fuite en voiture, laissant maintenant entrevoir les rayons lumineux de l’aube qui approche à grands pas. Le butin est caché en lieu sûr, la bande s’est séparée. Saine et sauve.
La pièce «Diamond Diary» est l’une des trois séquences principales de la bande originale de Thief, composée par le groupe allemand Tangerine Dream, de véritables titans de l’analogique, qui a aussi composé la bande sonore de Sorcerer, de William Friedkin, et la scène onirique dans le métro de Risky Business. Leur musique semble conçue sur mesure pour les opérations de calibre industriel de Frank. Elle indique d’abord le progrès, puis le suspense — la bande originale d’une éthique de travail obscure et du code d’honneur des voleurs, en opposition à celle des mafieux sournois et des flics corrompus. Les synthés se mêlent à la musique concrète des braquages de Frank ainsi qu’au bruit de la ville.
Pourtant, Tangerine Dream n’était pas le choix évident pour un film se déroulant dans le berceau du blues de Chicago, ce dont Mann était conscient. (La scène où Caan et Tuesday Weld se rencontrent dans un bar comprend une performance en direct d’un groupe du North Side, la pièce «Turning Point» de Mighty Joe Young, dont le son rock entraînant donne l’irrépressible envie de hocher la tête.) Mais les séquenceurs massifs de Tangerine Dream sont d’une puissance imposante, contrairement aux synthés légers devenus un cliché des années 80 (voir aussi: «Axel F», Beverly Hills Cop). Et cette lourdeur dans le son de Tangerine Dream me fascine encore aujourd’hui. Il est presque impossible d’imaginer quelqu’un jouer leur musique; c’est comme si elle était générée directement par la terre.
Ces gros synthés possèdent — et je ne suis même pas certain que Mann l’ait fait exprès — une fragilité implicite. Oui, ils peuvent être froids, durs, voire métalliques. Mais une panne de courant pourrait aussi se produire. L’interrupteur pourrait être fermé. À la fin de Thief, la bande originale culmine dans un freak-out de guitare électrique à la Pink Floyd (qui n’est pas joué par Tangerine Dream), alors que Frank met le feu à sa propre maison et prend en chasse son associé crapuleux. La scène est présentée comme le chant du cygne nihiliste d’un ex-prisonnier, mais c’est la musique qui raconte l’histoire. Les synthés monumentaux de Tangerine Dream se sont effondrés, les accords éternels ont disparu et le temps mortel reprend son cours.
Nicolas Rapold est un journaliste et auteur new-yorkais. Il a écrit régulièrement pour The New York Times et a contribué à Artforum et à Reverse Shot, parmi d’autres publications. Il est rédacteur en chef de Film Comment depuis 2016 et anime son propre balado.

Tabu (2012), réal. Miguel Gomes

Au fil des ans, les films du réalisateur portugais Miguel Gomes et leurs trames sonores m’ont permis de traverser plus d’une triste période des Fêtes. Je me souviens de décembre 2015 et de mes sorties en solo au Lincoln Center, où j’ai regardé les trois volumes d’Arabian Nights de Gomes, cette épopée grandiose d’une durée de plus de six heures, pour ensuite me balader dans les rues froides de l’Upper West Side en écoutant différentes versions de «Perfidia» — la pièce musicale maîtresse du film. Même au-delà du générique de fin, j’écoutais la trame sonore et macérais dans mes propres sentiments à sens unique jusqu’à ce que ma souffrance silencieuse devienne elle-même romantique.
Quelques Noëls plus tôt, c’est le film Tabu, sorti en 2012, qui m’avait violemment arraché le cœur alors qu’il battait toujours. Se déroulant à deux époques différentes, le drame en noir et blanc de Gomes concerne autant le colonialisme en Afrique et ses impacts sur la politique portugaise moderne qu’il porte un regard intime et enchanteur sur la notion de souvenirs personnels. C’est l’un des films les plus romantiques que j’ai jamais vus. Dans la seconde moitié, le narrateur, Gian Luca (doublé par Gomes et interprété par l’éblouissant Carloto Cotta) se souvient d’une histoire d’amour torride qu’il a vécue avec une femme mariée du nom d’Aurora dans les années 60. Ces analepses ne contiennent aucun dialogue; au lieu de cela, en plus de la narration, ils sont remplis des discrets bruissements de la nature et de versions alternatives de chansons rétro nostalgiques, accompagnant avec une certaine innocence les images somptueuses et érotiques. On y entend la reprise espagnole de «Be My Baby» des Ronettes («Tu Serás Mi Baby» par Les Surfs) à deux reprises. Les deux fois, différents personnages pleurent à l’écran; chaque fois, je pleure avec eux.
Mais l’un de mes morceaux préférés de tous les temps se trouve entre ces deux dernières: une reprise de «Baby, I Love You», de The Ronettes, interprétée par The Ramones. Gomes positionne cette chanson non pas comme une trame de fond, mais comme une performance en soi. Le groupe de Gian Luca joue la chanson lors d’une fête au bord de la piscine, avec le chanteur, Mário, qui fait du lipsync. Le morceau, dans ce contexte, est à la fois étrange et anachronique (les Ramones l’ont repris en 1980). Et bien que les mots ne sortent pas de la bouche de Gian Luca, les premières paroles de la pièce imprègnent les rapprochements illicites et sensuels entre lui et Aurora — montrés dans la scène précédente — d’un désir encore plus douloureux: «T’ai-je déjà dit / combien il était bon de t’enlacer / c’est difficile à expliquer.»
Kristen Yoonsoo Kim est une critique de cinéma née en Corée du Sud et établie à New York qui écrit pour The New York Times.

Judgment Night (1993), réal. Stephen Hopkins

L’une des plus grandes qualités de l’industrie du cinéma, ou peut-être la plus grande qualité, est la surabondance de travail qu’elle génère: des emplois, des emplois et encore plus d’emplois sont créés pour la production d’un film. Les assistants installent les lumières et les éclairagistes dirigent le département; il y a aussi des sous-contremaîtres et des techniciens et des chefs d’équipe et des scénographes.Il y a des traiteurs. Exceller sur un plateau signifie avoir la chance de briller sur un autre, de gravir les échelons ou simplement de continuer à travailler; dans un marché de l’emploi à l’agonie, le milieu de la production cinématographique, syndiqué, offre certains des derniers bons emplois qui restent. Parmi eux, le poste de superviseur musical, qui consiste exactement en ce qu’indique son titre. Dans les années 90, Happy Walters, un étudiant fraîchement diplômé de l’Indiana, a fait exactement ça pour un mauvais film d’action mettant en vedette Emilio Estevez et, ce faisant, a plus ou moins donné naissance à un tout nouveau genre de musique.
La trame sonore de Judgment Night, que Walters a supervisée, produite et exécutée — à l’aide d’une tonne d’autres personnes — est l’une de ces curiosités auxiliaires qui survit à son objectif initial, comme un mème inspiré d’une émission de télé-réalité ou une belle carte postale de musée. Le film porte sur la police, je pense — je n’en suis pas certain — et sa bande originale est une collaboration entre plusieurs rappeurs et groupes de rock qui écrivent des chansons à ce sujet. On y retrouve autant de groupes rock populaires ou adorés par la critique que de groupes inconnus; les rappeurs, qu’ils soient en solo ou en collectif, vont de superstars à émergents. Est-ce qu’il s’agit d’un bon album? Dur à dire. Mais c’est un album coloré qui a perduré, avec sa variété sonore ayant défini les paramètres du rap-rock, ou du nü-metal, peu importe comment ça s’appelle, jusque dans la décennie suivante. Avant Judgment Night, ce genre n’apparaissait que par petites bribes spontanées: un disque de Rage Against the Machine ici, quelques chansons collaboratives par là. Après Judgement Night, il était établi.
Ce texte sur l’histoire de l’enregistrement de l’album publié il y a quelques années chez Rolling Stone se lit comme un journal de bord de campagne électorale, faisant état d’une complexe opération de logistique et de pourparlers. Les artistes sont rassemblés comme du bétail, mais ils ont des gérants et gagnent énormément d’argent. Dans le monde du rap, où une bonne année peut paraître comme une décennie, cette musique, datant de 1993, est charmante et distante. Une collaboration aux sonorités industrielles entre Helmet et House of Pain lance le bal; Ice-T et Run DMC crient majoritairement sur leurs pistes respectives, ce qui est très efficace; Cypress Hill apparaît deux fois. Certaines chansons rappellent les scènes d’intro de films de lycée se déroulant dans le sud de la Californie. Il y a tout un tas d’objectifs, ici. L’album donne l’impression de reposer sur un ensemble de techniques de production variées mises en place derrière le rap.
Toutes ces choses font de la trame sonore de Judgement Day un document authentique d’une époque où certaines industries prospères permettaient aux artistes de lancer des idées au mur et de voir ce qui collait. Il y en a qui a collé. Walters a fini gérant de Korn et d’Incubus, et le festival Ozzfest a eu lieu. Ice-T a chanté dans groupe de métal; ce qu’il fait d’ailleurs toujours. Walters a supervisé une autre expérience collaborative, quelques années plus tard, pour la bande originale de Spawn, mêlant cette fois le métal et l’électro. Une sorte de suite logique au son de Judgement Day.
Sam Reiss écrit une infolettre pour GQ à propos de mode vintage et une rubrique pour Inverse.com portant sur le powerlifting et la nutrition. Il écrit aussi sur d’autres sujets comme les meubles et le design pour GQ Style, ESPN et plusieurs autres.

Moonlight (2016), réal. Barry Jenkins

Au cinéma, le hip-hop du sud des États-Unis a bénéficié d’encore moins de reconnaissance qu’il n’en a historiquement reçue dans la presse. À quelques exceptions près — la trame sonore de «Baller Blockin’» (2000), une saga policière tournée à La Nouvelle-Orléans ayant engendré la chanson à succès «Project Bitch», signée Cash Money Records; celle de Hustle & Flow (2005), avec une musique originale du légendaire groupe de Memphis, Three 6 Mafia; la bande originale d’Idlewild par OutKast (2006) — il n’y a pas grand-chose à signaler. Si ce n’était du rap du sud, le hip-hop ne serait pas devenu le genre le plus populaire de toute la musique contemporaine. Mais il est impossible de savoir ça en ne se fiant qu’au cinéma grand public.
Avant même sa toute première prise de vue, Moonlight (2016) de Barry Jenkins, film récipiendaire d’un Oscar, fait un clin d’œil à son public, qui est déjà au parfum. Dans nos oreilles, le bruit des vagues frappant le rivage, et puis la voix de Boris Gardiner qui chante: «Chaque n**** est une star.» Merde, vous direz-vous peut-être, ça se passe en Floride, mais ça cherche encore à prouver sa crédibilité artistique en s’éloignant des sonorités du sud. Mais revisitez Moonlight avec le volume à fond, cependant, et vous pourrez entendre un changement subtil, mais important, dans la voix de Gardiner: elle a été déformée à la manière de DJ Screw.
La légende de DJ Screw n’est pas minimisée dans le récit. Au début des années 90, à Houston, Robert Earl Davis, Jr. a introduit un style qui élargirait à jamais le champ des possibilités musicales en ralentissant le tempo d’une chanson (une technique baptisée screwing), tout en faisant sauter le disque et en répétant certains segments d’une piste (chopping). En utilisant le contrôle de tonalité et le fondu enchaîné sur deux platines à la fois, Davis faisait des mix sur mesure pour ses amis réunissant des freestyles d’artistes et de musiciens locaux, ainsi que des versions chopped and screwed de disques populaires. Ces compilations sont la célébration, irréelle et magnifique, de la communauté, de tout ce qui devient possible quand plusieurs musiciens et amis se réunissent dans une même pièce pour créer à tour de rôle. (Un morceau de 24 minutes, intitulé «So Tired of Ballin», a refait surface plus tôt cette année parce qu’il contenait un couplet par George Floyd.) À travers la ville, la demande est devenue de plus en plus importante pour les enregistrements de Davis, éventuellement connus sous le nom de screw tapes. Il les vendait de chez lui avant d’ouvrir sa propre boutique, en 1998, où ne stockait que sa musique. Il est décédé, deux ans plus tard, d’une surdose attribuée à la codéine.
Moonlight est le premier grand film, sinon le premier film tout court, à utiliser de la musique chopped and screwed sur sa bande originale. Après l’intro, elle revient en force dans le troisième chapitre du film dans lequel le protagoniste, Chiron, vit à Atlanta, frimant et jouant au dur à cuire derrière son grill doré et ses muscles ciselés au volant d’une Cutlass Supreme surbaissée. Conduire la nuit en écoutant du chopped and screwed est fantastique — le mouvement langoureux de la voiture, qui tangue dans les virages et à travers les flaques jaunes qui reflètent la lumière des réverbères, imite le rythme de la voix tranquille qui résonne dans les haut-parleurs. Les secondes s’étirent. Dans le doux faisceau des phares, à la lueur du tableau de bord, le monde entier paraît spectral. Chiron parcourt les stationnements des immeubles à logements au son de «Tyrone» d’Erykah Badu; la couronne posée sur le tableau de bord scintille, mais ne bouge pas d’un centimètre quand Chiron tourne le volant. Il prend son temps. «Prends mes pilules, paie mes factures / Je suis venue te dire que ce que je ressens est réel», chante Badu dans le style sirupeux généré par Screw. (Il a souvent utilisé des chansons R&B dans ses mix, et l’effet est saisissant.) Plus tard, c’est «Classic Man» de Jidenna, chopped and screwed, qui accompagne le retour de Chiron à Miami.
Ces scènes sont courtes et sans artifices. Un cinéaste de moindre talent aurait peut-être embelli les moments, se réjouissant de sa propre idée géniale d’utiliser cette musique. (Nicholas Britell, le compositeur, n’avait jamais entendu parler du chopped and screwed avant que Jenkins ne l’introduise au genre.) Jenkins l’utilise de manière diégétique; pour les personnages du film, le chopped and screwed est tout simplement l’un des sons de la vie de tous les jours.
Ross Scarano est un journaliste et éditeur demeurant à Brooklyn.

  • Texte: Phil Chang, Kristen Yoonsoo Kim, Vivien Lee, Nicolas Rapold, Ross Scarano, Sam Reiss
  • Illustrations: Tobin Reid
  • Traduction: Gabrielle Lisa Collard
  • Date: 20 novembre 2020