L’Amérique dans
ses propres maux

Karla Cornejo Villavicencio conte une histoire du temps présent.

  • Texte: Maya Binyam
  • Illustrations: Crystal Zapata

Note de la rédaction et avertissement aux lecteurs: l’entrevue qui suit fait mention d’idéation suicidaire par une personne qui reçoit un traitement et des soins de santé mentale sur une base continue.

Pour quiconque subit de multiples formes d’oppression, la folie sera toujours une condition préalable à la prise de conscience. «Les femmes noires disent souvent se sentir folles avant de prendre conscience des concepts de politiques sexuelles, de régime patriarcal et, surtout, de féminisme», ont écrit les membres du Combahee River Collective. «Ne les laissez pas déformer vos réalités, préconisait Audre Lorde. À défaut de faire de grandes avancées, vous devez à tout le moins cesser de vous sentir folles.»

Dans The Undocumented Americans, son premier livre, Karla Cornejo Villavicencio raconte une histoire du temps présent sous l’angle de l’aliénation mentale. En parcourant le pays, de Staten Island à Miami en passant par Flint, elle réunit des interlocuteurs de divers horizons, envers qui elle fait preuve d’un dévouement hors de l’ordinaire. Ils n’ont rien en commun, à part leur situation juridique, et reconnaissent donc l’un chez l’autre tout ce qu’ils ont à perdre. Elle se soûle avec eux, s’impatiente contre eux, leur remet en douce des enveloppes remplies d’argent. Parfois, ils lui rappellent momentanément sa famille, avant de redevenir des étrangers, alors qu’à d’autres moments, ils lui font office de parents. À New Haven, elle rencontre un homme qui vit dans une église, refusant de se plier aux arrêtés d’expulsion. Elle lui apporte à manger, fait l’école à ses enfants et tente de convaincre ses avocats d’accélérer le traitement de son dossier. Puis, quand elle doit se faire enlever ses dents de sagesse et que ses gencives élancent terriblement, elle se réfugie dans son sanctuaire, où il lui fait manger à la cuillère le repas cuisiné par sa femme.

Cornejo Villavicencio aime rappeler à ses lecteurs qu’elle est «un peu folle». (Plus petite, écrit-elle, elle avait fêté l’obtention de bons résultats scolaires en buvant tant de rince-bouche qu’elle en avait perdu connaissance.) Mais The Undocumented Americans ne relate pas ses mémoires, et Cornejo Villavicencio n’est pas un symbole de quoi que ce soit, sinon d’elle-même, malgré ce public qui souhaite en faire un emblème: emblème de la maladie, de la criminalité ou même du travail acharné.

«Le monde de l’édition et Hollywood ont contribué à créer des attentes en ce qui concerne la littérature latinx», me dit Cornejo Villavicencio. «C’est du lavage de cerveau.» Malgré tout, il a été annoncé en octobre que The Undocumented Americans était finaliste pour le National Book Awards, premier ouvrage signé par une personne sans papiers en lice pour décrocher le prix. The New York Times, NPR et Time l’ont tous trois décrit comme l’un des meilleurs livres de l’année. Le style de Cornejo Villavicencio est quelque peu insolent et très altruiste, comme un manifeste punk pour iconoclastes munis d’un plan d’action. «Il ne figurera pas sur la liste de fin d’année d’Obama», a-t-elle écrit en m’envoyant le livre. Mais quelques mois plus tard, il s’y est bien retrouvé.

Maya Binyam

Karla Cornejo Villavicencio

Comment vas-tu?

Ça va. Je suis à New Haven depuis un moment. Il y a une famille de corbeaux dans mon quartier, et ils me rendent visite quand quelque chose d’important est sur le point d’arriver. Avant que mon père quitte ma mère, les corbeaux sont venus. Ils sont venus avant qu’une crise n’éclate avec les adolescentes dont je prends soin. Ce sont des oiseaux vraiment sympas, parce qu’ils sont aussi intelligents qu’un enfant de cinq ans. Ils reconnaissent ton visage si tu es gentil, n’oublient jamais ton visage si tu es méchant, et cherchent toujours à se venger. Si on les nourrit, ils nous apportent des offrandes. Ils m’ont apporté des oisillons morts et de petits organes.

Très gothique de leur part.

Oh, je n’y ai pas touché. J’ai laissé la pluie tout nettoyer.

Dans The Undocumented Americans, tu écris que pour être en mesure de raconter «toute l’histoire» des immigrants sans papiers aux États-Unis, «il faut être un peu cinglé». La majorité des gens qui disent parler au nom des sans-papiers dans l’exercice de leurs fonctions officielles tendent plutôt à personnifier un parfait équilibre mental: avec leurs complets et leurs statistiques, ils offrent leur «expertise». Que manque-t-il dans leur version des faits?

Je parle ouvertement de ma propre maladie mentale, et quand je dis que je suis folle, je ne veux pas seulement dire que j’ai une maladie mentale, je veux aussi dire que le fait de vivre dans ce pays favorise une forme de pensée magique. Les lois sur l’immigration ont toujours prévu des exceptions pour contrôler les «étrangers» conformément aux lois sur l’hygiène mentale, afin de créer l’idée de l’Américain parfait, qui était aussi le parfait ouvrier d’usine. En tant qu’immigrants sans papiers, ce serait nuire à nos intérêts de ne pas réfléchir à la façon dont nous alimentons ce discours très américain. Les personnes sans papiers doivent constamment prouver qu’elles sont extrêmement travaillantes, et les entreprises y sont pour beaucoup.

Poser pour le portrait qui accompagne le livre m’a mise très mal à l’aise. Je n’allais pas bien à l’époque: j’étais entre deux colorations de cheveux, je me sentais mal dans ma peau et je faisais beaucoup de dissociation. À la suite de la publication de la critique littéraire du New York Times, les réactions ont fusé de toute part concernant cette photo. Des Blancs comme des Latinos se sont attaqués à mes ongles, qu’ils jugeaient «vulgaires». Mes ongles étaient bleu pastel, pointus et décorés de petits clous dorés, que je trouvais vraiment mignons. Et je portais un manteau en fausse fourrure. Sur Internet, les commentaires disaient: «Cette fille n’a pas de papiers – elle fréquente Harvard, elle fréquente Yale, elle a une critique littéraire dans le Times et elle arbore quand même des ongles bas de gamme? Il y avait de la colère tant de la part des Blancs conservateurs qui détestent les sans-papiers que de celle des Latinos qui avaient l’impression que je ne les représentais pas bien.

Il semble que les gens ont réagi à l’écart qu’ils percevaient entre tes diplômes et cette image de toi qu’ils découvraient dans la photo.

Dans le monde de l’édition, les gens ne s’intéressent pas aux écrivains immigrants sans diplômes. Quand j’essayais de vendre mon livre, je disais des choses du genre: «Lisez seulement les premières pages pour voir que je ne raconte pas n’importe quoi.» Je disais: «Je ne mentionne Harvard à aucun endroit dans le livre. Ni Yale.» Je le défendais en le présentant comme une œuvre littéraire. Et c’était difficile de convaincre les gens de le voir ainsi. La communauté latinx, les lecteurs noirs et les autres groupes d’immigrants ont réagi d’une certaine façon, et les lecteurs blancs ont réagi massivement d’une autre façon.

Qu’est-ce qui explique cette différence selon toi?

Quand je participe à des événements, on parle beaucoup du traumatisme intergénérationnel et du poids cruel de l’amour qui unit les immigrants et leurs enfants. Une part importante de cet amour repose sur un sentiment de devoir et de culpabilité, et il est difficile de déterminer, une fois devenu adulte, si on aime vraiment nos parents ou si on a seulement de la peine pour eux, sachant qu’on leur doit beaucoup.

Beaucoup de personnes blanches m’ont manifesté leur colère, affirmant que j’étais ingrate. J’ai écrit un article pour This American Life dans lequel j’ai l’air maniaque, folle. Au moment de le réviser, Ira Glass m’a dit que l’un des paragraphes avait un ton très insolent. C’était le cas! Alors je lui ai dit: «Quel ton veux-tu que j’adopte quand j’écris?» Il m’a répondu: «Je ne peux pas dicter le ton que tu utilises – tu es écrivaine.» Alors j’ai dit: «Eh bien! Dans ce cas, le ton va être insolent.» Quand l’article est paru, des personnes blanches ont dit que j’avais torturé mes parents, que j’étais cruelle envers eux, des trucs du genre. Mais une part de mon insolence est un personnage que je joue, parce que je sais que je suis une écrivaine sans papiers – ces fanfaronnades remplissent pour la plupart un rôle politique, elles sont un genre de performance. Je n’aime pas les gens qui s’attaquent à plus petit qu’eux. Je n’aime pas les gens qui sont méchants envers les autres. Mais je crois qu’il est tout à faire convenable de faire preuve d’humour, voire d’humour cinglant.

Tout au long de ton livre, les hommes avec qui tu interagis – des hommes qui travaillent comme journaliers et comme livreurs, qui ont trouvé refuge dans des espaces protégés et qui n’ont pas accès à de l’eau potable – assument, du moins dans ta version de l’histoire, le rôle de père. Mais tu deviens toi-même par moment une sorte de figure paternelle, parfois pour ces mêmes hommes. La relation parent-enfant semble être une force centripète dans ta vie. J’aimerais savoir pourquoi il en est ainsi.

J’en suis vraiment traumatisée. Dans bon nombre de nos communautés, les hommes travaillent dur et sont victimes d’actes racistes à l’extérieur de la maison, et quand ils rentrent, on les perçoit comme des martyrs. On leur pardonne beaucoup des mauvais traitements qu’ils infligent ensuite à leur femme et à leurs enfants. Je ne dis pas que nous sommes complices de ces mauvais traitements, mais la légende entourant ces hommes est transmise de génération en génération. C’est une chose que j’ai apprise en écrivant le livre, et j’ai été complice dans cette mesure. J’ai ces images terribles de mon père qui rentre du travail, blessé, ou qui revient à la maison après avoir été victime d’un crime haineux, et ma réaction à l’époque a été de me dire: «Je vais m’assurer que ça n’arrive plus jamais, ni à lui ni à aucun homme qui lui ressemble.» Pendant l’université et au début de la vingtaine, quand je voyais un Latino ou un Bangladais ou tout autre immigrant en train de subir une quelconque forme d’agression, je me plaçais devant lui pour le protéger physiquement et je me bagarrais. Je pensais à mon père, et je pensais que c’était ma responsabilité.

En grandissant, j’ai pris conscience des dommages émotionnels que mon père nous a causés, à mon frère et moi. Il s’est rendu compte qu’on le voyait comme un héros et il en a profité un peu. Je me suis mise à me demander si c’était un comportement courant. Alors j’ai commencé à interroger des gens, et en effet, ça l’était. Ça survenait surtout chez les hommes ayant passé l’âge mûr, qui avaient alors moins à perdre. Et dans bien des cas, ils laissaient tomber leur femme à cette même période – des femmes qui avaient sacrifié leur carrière et leur jeunesse pour leur permettre de venir dans ce pays et qui devaient maintenant se débrouiller toutes seules. Leurs enfants devaient ramasser les pots cassés.

Je n’aime pas les gens qui s’attaquent à plus petit qu’eux. Je n’aime pas les gens qui sont méchants envers les autres. Mais je crois qu’il est tout à faire convenable de faire preuve d’humour, voire d’humour cinglant.

Tu as écrit ailleurs que tu ne te considères pas comme une dreamer, en partie parce que cette rhétorique oppose les enfants sans papiers à leurs parents, exigeant d’eux qu’ils se soumettent à un processus de désaveu afin d’obtenir la citoyenneté en guise d’absolution.

Au départ, comme je suis anticonformiste de naissance et que je méprise tout ce qui est à l’eau de rose ou sentimental, mon attitude se résumait à: «Je ne suis pas une rêveuse. Je n’ai pas de rêves.» J’appuie la Loi sur le développement, secours et éducation pour les mineurs étrangers (DREAM act), j’y étais admissible et j’aurais volontiers adopté mille et une identités pour traduire cette position. Mais le terme dreamer a été créé exprès pour inciter les Américains blancs à nous prendre en pitié, et je n’allais certainement pas me prêter à ce petit jeu-là.

Quand le discours entourant les dreamers s’est transformé en grèves d’occupation en toge et mortier, j’ai sincèrement admiré cet exemple d’activisme, parce qu’en très peu de temps, il a permis au mouvement de se retrouver à l’avant-plan. Mais c’était quétaine et c’était basé sur le fait que nous étions des étudiants, alors que tous les dreamers ne sont pas des étudiants. Beaucoup d’entre eux abandonnent l’école, s’enrôlent dans l’armée, travaillent dans des restaurants, deviennent journaliers ou travaillent dans la construction avec leur père. Les grèves d’occupation n’ont offert qu’une image partielle des dreamers, en suggérant que nous étions tous des premiers de classe, que nous étions tous des diplômés. Mais nous sommes des Latinos, et si l’on en croit les statistiques, peu de Latinos terminent leurs études. Le mouvement a présenté une exception et soutenu que le fait d’être exceptionnelle devait permettre à une personne d’accéder à la citoyenneté.

J’ai été très reconnaissante de pouvoir profiter de DACA (Action différée pour les enfants immigrants), parce que j’ai pu être payée pour écrire et prendre l’avion pour faire mes recherches. J’avais un peu moins peur d’être expulsée, même si on expulse aussi des citoyens. Mais je me sentais extrêmement coupable, parce que qu’est-ce que ça veut dire, obtenir un diplôme universitaire? Est-ce que ça suppose une éthique de travail, de l’intégrité, de la vertu? Si j’ai réussi à terminer mes études préuniversitaires avec les meilleures notes de ma classe et à obtenir mon diplôme de Harvard, c’est essentiellement parce que j’ai eu de la chance. L’endroit où je vivais était peut-être souvent imprévisible sur le plan émotif, mais il y avait toujours de quoi manger et le quartier était sécuritaire. Je n’ai subi aucune violence physique à la maison. Je suis née avec des compétences que ce pays traditionnel et capitaliste considère comme étant favorables à ses desseins mercantiles, et je ne possède pas ces compétences en espagnol, ma langue maternelle. J’aime aussi passer des tests standardisés, en raison d’une mutation génétique que l’on devrait retirer chez les gens et qu’on ne devrait certainement pas récompenser par la citoyenneté.

Je repensais au fait que dans presque tous les courriels que tu m’as envoyés, tu mentionnais quelque chose que tu faisais pour te faire plaisir – prendre un bain à l’eau de javel, couper ta frange, emmener ta mère chez Sephora. L’expression «se faire plaisir» signifie s’offrir un petit luxe, mais elle comporte également une dimension thérapeutique, quand on y pense.

J’ai toujours parlé ouvertement de mes tendances suicidaires avec mes médecins. Certains ont peur, mais j’ai trouvé un psychiatre qui n’a pas peur de moi. Je leur dis tous: «Je ne veux pas être en vie.» Je sais que je dois l’être, en partie pour le bien collectif: mes parents dépendent de moi, mon frère dépend de moi. Le poids retomberait sur ses épaules si je n’étais pas là. Mon partenaire et mon chien seraient tristes si je mourais. Et je pense que, maintenant, ma communauté a besoin de moi.

Je me suis engagée à continuer à vivre. Alors je dois investir dans mon bien-être chaque jour – non plus pour chasser mes idées noires, parce que j’ai reçu une tonne de traitement dans le cadre d’une thérapie assistée par la kétamine, ce qui m’a vraiment aidée sur ce plan – mais simplement pour tenter de trouver des instants de bonheur au quotidien. Pas pour être heureuse, parce que je sais que c’est impossible pour moi, mais plutôt pour trouver quelque chose qui me donne envie de continuer.

Je m’assure d’avoir du bon café chez moi pour avoir hâte au prochain réveil. Je me teins les cheveux régulièrement, pour avoir quelqu’un de nouveau à regarder dans le miroir. Il y a des jours où j’ai besoin de ne répondre à personne, juste d’écouter des balados sur les sectes et de rester allongée au lit avec des compresses froides sur la tête. Il arrive que j’écoute la musique que j’écoutais adolescente, parce que c’est la dernière fois où je me rappelle avoir été heureuse.

C’est ce qui est particulièrement déconcertant à propos des réactions à ton portrait. On peut trouver que des faux ongles en acryliques ou qu’un manteau en fausse fourrure font bas de gamme, mais ce sont aussi des choses qui rendent la vie plus douce.

Avant la pandémie, quand je m’offrais une manucure et que je croisais une femme qui avait aussi des ongles en acrylique, j’admirais ses ongles, elle admirait les miens, on attrapait les mains l’une de l’autre pour regarder nos ongles. Cette façon désinvolte de se toucher avait quelque chose de très intime. Je ne suis pas quelqu’un qui plaît à tout le monde d’emblée, mais ces femmes me faisaient tellement confiance. De dire j’adore ça ou j’ai besoin d’une retouche ou la prochaine fois, je vais essayer une autre forme ou je suis allée voir une nouvelle esthéticienne sans le dire à l’ancienne donnait lieu à des moments enivrants de sincère complicité autour de notre coquetterie partagée. C’était surtout des femmes de couleur dans ce monde très blanc, dominé par la faune de Yale. Quel que soit leur emploi, et peu importe à quel point ma dépression me pesait, nous prenions toujours soin de nos ongles parce que ça nous donnait un sentiment de force. Ça me manque.

Maya Binyam est autrice et vit à New York. Elle est éditrice principale pour Triple Canopy et éditrice pour The New Inquiry.

  • Texte: Maya Binyam
  • Illustrations: Crystal Zapata
  • Traduction: Camille Desrochers
  • Date: 21 décembre 2020